Les pansements que Produit porte continuellement ne sont pas un accessoire : le pauvre garçon se blesse régulièrement à cause de sa maladresse et des mauvaises chutes. Il a fini par s'endurcir et oublier qu'il en porte, mais ce n'est pas le cas de ses proches. Il a l'air d'autant plus innocent qu'il est couvert de pansements et qu'il est de petite taille, sans compter bien sûr qu'il n'a pas une musculature de bodybuildeur. Toutefois, il faut s'en méfier : Produit est plus fort qu'il n'y paraît. D'ailleurs, il est plus que probable qu'il fasse plus jeune que son âge – en tout cas, il en est lui-même persuadé.
Sans doute parce qu'il est fier de lui, il se tient le plus souvent très droit et n'hésite pas à regarder les autres droit dans les yeux. Produit porte d'ailleurs les autres un regard inexpressif, mais son sourire chaleureux aide à le rendre plus sympathique. Il met souvent les mains aux poches, non pour se donner un style, mais parce qu'il ne sait pas où les mettre, et que c'est idéal lorsqu'il fait froid. Il préfère s'accroupir plutôt que s'asseoir, courir plutôt que marcher, rester debout plutôt que se coucher. Il a parfois l'air fatigué à cause du manque de sommeil.
Produit a plusieurs tics. Pour réfléchir, il a tendance à gratter ses pansements, comme si cela pouvait l'aider à se concentrer. Lorsqu'il rencontre une personne inconnue, il ne peut s'empêcher de la jauger en penchant la tête en arrière, quitte à se donner un air quelque peu condescendant. Enfin, il se frotte souvent les mains sans aucune raison. Peut-être apprécie-t-il de sentir que ses paumes sont encore bien douces, lorsqu'elles ne sont pas égratignées...

Produit pense que le monde va de soi, que les règles de la nature sont immuables et que chaque chose a du sens. Ce sentiment d'ordre lui procure une confiance en lui qui ne s'évapore qu'à de rares occasions. Face à toute incarnation de l'autorité, Produit ne se démonte pas et a de la répartie. En revanche, l'expression des sentiments d'autrui le rend mal à l'aise, car il ne sait pas comment ceux-ci fonctionnent. Et ce que Produit ne comprend lui fait peur. Par conséquent, le garçon évalue très mal les risques, puisqu'il a tendance à les sous-estimer et n'a pas confiance en l'expérience d'autrui. Il a bien l'intention de se construire lui-même, tout seul, au risque d'y perdre quelques plumes.
Pourtant, Produit est quelqu'un d'attachant. Il ne désire jamais de mal à quiconque, même à ceux qui disent le détester. Il n'est pas non plus du genre à mentir sans raison et n'aime pas faire son intéressant. Il est persuadé qu'il est très important de se faire accepter des autres, puisque tous les hommes partagent la même terre et qu'il est tout de même plus agréable de vivre dans un monde en paix. Il peut paraître idéaliste, à l'entendre, mais il lui semble que sa manière de penser est la seule qui tienne vraiment la route. Il ne se vexe pas si une personne est en désaccord avec lui et affirme tout le contraire de ses opinions : il aime justement se confronter à des personnes qui lui résistent. D'ailleurs, c'est souvent de ce type de personnes qu'il recherche l'amitié, car il pense que c'est un bon enrichissement personnel.
Produit est un amateur d'action. Il déteste ne rien avoir à faire et ne pas pouvoir intervenir lorsqu'il a l'impression que la situation l'exige. Même s'il n'en a pas l'air, il est sensible aux malheurs des autres, mais il n'aime pas se faire remercier, ni qu'une personne lui soit redevable. Il préfère éviter autant que possible ce genre de liens, car il a peur de l'attachement forcé que la dette crée chez les endettés. Il se montre alors brusque et gêné et essaie, par tous les moyens possibles, d'éviter la conversation. Produit a également tendance à foncer tête baissée, sans prendre le temps de réfléchir avec application à toutes les conséquences possibles de son action. L'important, selon lui, est que l'intention soit bonne, et qu'il n'ait pas envie de faire du mal.
Ses pensées sont foisonnantes : parfois, Produit se perd dans ses pensées et paraît distant, y compris pendant une conversation qu'il juge intéressante. Il est difficile de savoir ce qu'il pense, car il semble n'y avoir aucune logique à ses pensées. Sans qu'on puisse le qualifier de rêveur, Produit n'a pas toujours la tête à ce qu'il fait, d'où les nombreuses catastrophes que produit sa maladresse. Même s'il est très patient, il peut s'échauffer rapidement lorsqu'une chose l'énerve, en particulier lorsque cette chose est humaine. Produit fait alors entendre sa voix et, même si ce qu'il dit n'est pas très intelligent et argumenté, il parle comme s'il avait raison. Sans être rancunier, il n'aime pas rester à proximité des personnes qu'il déteste, même si on dit qu'il vaut mieux garder ses ennemis près de soi pour mieux les surveiller. Il est rare qu'il méprise quelqu'un, mais lorsque c'est le cas, Produit se comporte comme si l'autre personne n'avait aucune existence, quitte à se retrouver dans des situations absurdes où il bouscule volontairement la personne méprisée parce qu'elle est sur son chemin.

Il se souvient qu'auparavant, ils utilisaient très peu son prénom. Ils ne prenaient jamais la peine de l'appeler : sa présence allait de soi. Il n'était pas exactement un élément du paysage ou un bel objet dans une vitrine : ils prenaient la peine de lui parler, car ils lui accordaient de l'importance. Mais ils étaient incapables de lui accorder son prénom. Avant de l'oublier, Produit ne s'était jamais rendu compte qu'il en avait souffert. Ce qui paraissait si logique, au point de faire partie des règles du monde où l'on vivait, avait en effet peu de chance d'être remis en question.
Produit n'avait qu'une sœur, avec qui, lui semble-t-il, il avait tout partagé. La famille n'était pas riche, mais on ne pouvait pas non plus la considérer comme pauvre. Produit avait toujours été élégamment habillé par sa mère, ses affaires étaient rarement abîmées, et il n'avait pas de mal à obtenir pour son anniversaire le dernier jouet à la mode. Fort heureusement, il était partageur : il prêtait souvent ses jouets à ses petits camarades, sans jamais s'énerver si on les lui cassait. Pourquoi se serait-il énervé ? Il cassait lui-même souvent ses affaires, malgré le soin qu'il y mettait, et ses parents s'étaient déjà résignés à devoir toujours lui en racheter de nouvelles.
Des souvenirs diffus lui reviennent parfois du plus profond de sa mémoire, mais Produit oublie de plus en plus ce qu'il s'est passé autrefois. Les phénomènes magiques l'obsèdent au point qu'il se sent de plus en plus dépossédé de son identité. Il a conscience de ne pas avoir perdu de souvenir important. Aucun malheur n'avait frappé son univers, il avait suivi le parcours de tous les adolescents. Il lui semblait avoir commencé des études, mais le domaine lui paraissait de plus en plus flou. Des études de droit, sans doute. Mais il trouve que cela ne correspond pas à sa personnalité.
En revanche, il se souvenait très bien de la journée précédant son transfert. Il s'était disputé avec sa sœur dans la journée parce qu'il n'appréciait pas son nouveau petit ami, et qu'elle le trouvait trop possessif à son égard. Il ne pourrait jamais oublier les mots durs qu'elle avait tenu à son égard : égoïste, hypocrite, incapable de profiter de la vie, il finirait seul s'il n'acceptait pas de laisser aux autres le choix de vivre ainsi qu'il l'entendait. Produit avait fini par claquer la porte pour avec l'intention de se saouler, projet qui était tombé à l'eau lorsqu'il s'était rendu compte qu'il n'avait pas d'argent. Il n'avait eu d'autre choix que de rentrer chez lui pour se coucher tôt. Pour une fois. Et cela lui avait joué des tours.
En fait, il se souvenait du prénom de sa sœur, même s'il ne le prononçait jamais à voix haute. En revanche, ce qui lui posait problème était l'impression qu'il avait oublié de faire quelque chose d'important lorsqu'il était chez lui. Produit avait la vague sensation d'avoir laissé le gaz ouvert, avant de s'endormir...

Un monde ne répondant à aucune logique était un mystère pour Produit, un fait nouveau qui l'intriguait et qui exigeait de lui qu'il fasse preuve de son esprit d'analyse. Le choix de son nom n'était d'ailleurs pas innocent – Produit, parce qu'il avait conscience de n'être qu'un objet dans ce monde, et même un objet qui avait été fabriqué dans une optique quelconque, mais dont il était incapable de se souvenir. Il s'était décidé à rebaptisé tout ce qu'il croisait ; le monde était devenue « Objet d'étude », les personnes qu'il croisait « Individus » numérotés, les faits illogiques « Problème à analyser ». Il s'agissait là sa propre manière d'avoir une prise, même précaire, sur ce monde. En revanche, Produit ne croyait à l'existence du Maître. Il avait entendu quelques personnes en parler, mais cette figure quasi-divine résistait encore à son entendement. Il ne pouvait pas croire qu'une personne pût être aussi puissante, et il ne croyait pas en Dieu. Il attendait de rencontrer le Maître en chair et en os avant de réviser son jugement à ce sujet.
Mais très vite, ce monde avait pris une teinte morose et dangereuse. Produit avait déjà fait quelques chutes, certaines auraient pu être mortelles. Ces phénomènes inexpliqués mettaient en doute sa construction bien ficelée du monde, comme s'il s'agissait d'une insulte personnelle envers sa personne. Produit n'aimait pas ne pas savoir ce qui passait, ni avoir de prise sur les événements. Il en venait parfois à espérer que ce Maître existât, qu'il eût un corps, pour que Produit eût le plaisir de lui faire regretter l'enfer qu'il lui faisait vivre. Mais ce Maître n'existait pas : il y avait simplement une force magique qui défiait l'entendement. Une force magique qui le mettait dans les situations les plus dangereuses.
Ce n'est pas par hasard si Produit désire quitter ce monde. Il sait que s'il y reste, il va mourir.

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